“’The Florida Project’ a un aspect universel : tout le monde a eu une enfance”, Sean Baker, réalisateur (2024)

Il a choisi de situer son film àdeux pas deDisneyworld, dans un motel peuplé de fauchés. Acteurs expérimentés, débutants, enfants…tout le monde a trouvé sa place dans ce décor plein de couleurs.Sean Baker nous raconte comment il a construit “The Florida Project”.

Par Propos recueillis par Cécile Mury

Publié le 20 décembre 2017 à 09h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h37

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Elle s’appelle Moonee, elle a 6 ans, traîne avec sa bande de copains et vit dans une chambre de motel avec sa jeune mère Halley, quelque part en Floride. A la fois tout près et très loin des fastes « magiques » de Disneyworld, le cinéaste Sean Baker nous offre un grand film sur la toute-puissance et la malice de l’enfance, dans une Amérique défavorisée, mais gorgée de couleurs et d’énergie, aux antipodes de tout misérabilisme. De passage à Paris, il a accepté de nous raconter les secrets de fabrication de The Florida Project.

Comment est née l’idée du film ?

Chris Bergoch, mon coscénariste, connaît bien la Floride. C’est lui qui a repéré le premier l’agglomération de Kissimmee, cette zone péri-urbaineà côté d’Orlando. Il s’est intéressé aux gens qui y vivent, dans des motels jadis fréquentés par les touristes. Une population précaire, fragile, méconnue, à quelques kilomètres à peine de Disneyworld. Chris m’a envoyé des articles sur le sujet, j’ai été intrigué, et on a commencé à imaginer une jeune mère et sa fillette, installées dans l’un de ces endroits. Ensuite, le projet a mis des années à voir le jour, jusqu’au tournage, pendant l’été 2016.

Pour construire notre histoire, on a d’abord mené l’enquête sur place, un peu comme des journalistes, en questionnant les gens, en prenant le temps de comprendre le fonctionnement de ce monde : les résidents, leur mode de vie, mais aussi le tissu socio-économique, toutes les interactions entre les petites entreprises, les autorités locales, et les services sociaux. J’espère que ce travail de recherche irrigue le film sans pour autant être trop visible et pesant.

Il ne s’agissait pas de livrer des statistiques, mais de nourrir le récit, de l’ancrer dans la réalité locale par les détails : un argot spécifique, des attitudes, ou encore la manière dont les gérants se débrouillent avec cette clientèle particulière… Nous avons remarqué, par exemple, que beaucoup de ces responsables représentaient, un peu malgré eux, une sorte de figure parentale. Nous en avons tenu compte en créant Bobby, le manager de « notre » motel, qu’interprète Willem Dafoe.

Nous avons même intégré dans le film une anecdote vécue : pour les repérages, nous nous baladions, Chris Bergoch et moi, autour d’un gros hôtelflanqué d’un terrain de jeux pour enfants. Nous étions au milieu des bambins, quand tout à coup un monsieur a surgi : le manager local. Il nous regardait de travers en nous demandant : « Je peux vous aider ? »Bien sûr, nous avons fini par le convaincre que notre présence n’avait rien de louche !

Mais ce moment a été décisif : je ne sais même pas si nous aurions « trouvé » notre Bobby et son côté protecteur, sans cet épisode. Et ça nous a servi de leçon : deux quadragénaires ne sont pas censés traîner sans raisons apparentes dans un jardin d’enfants !

“J’ai eu beaucoup de chance avec Willem Dafoe :il avait la bienveillance requise et s’efforçait de mettre en confianceses partenaires.”

Vous avez entouré Willem Dafoe d’interprètes non-professionnels. Quelles sont les raisons de ce choix ?

Le plus important, quand vous confrontez des acteurs expérimentés à des débutants, c’est que les premiers doivent être très patients avec les seconds. J’ai eu beaucoup de chance avec Willem Dafoe. Non seulement il avait la bienveillance requise, mais il s’efforçait aussi de mettre en confianceses partenaires.

En ce qui concerne le casting, entre professionnels et non-professionnels, tout dépend du personnage, et de l’individu qui doit l’incarner. Je n’ai pas de principes arrêtés, je cherche partout où je peux, en gardant les yeux et l’esprit ouverts. Je peux repérer quelqu’un dans la rue, sur les réseaux sociaux, dans un court-métrage, ou même « embaucher » un ami d’ami.

Trouver des interprètes hors du circuit habituel est toujours un pari. On ne peut jamais savoir à l’avance s’ils pourront « dépasser » leur propre identité. On avait rencontré des gens formidables, vrais, drôles, que je voyais très bien incarner des résidents. Hélas, dès qu’on allumait la caméra, ils s’éteignaient. Ils étaient paralysés, incapables de jouer, d’oublier l’objectif. Je ne les blâme pas, je suis comme eux. J’ai essayé de me donner des petit* rôles dans mes films, je me coupe chaque fois au montage !

J’ai découvert Bria Vinaite, la jeune femme qui interprète Halley, la mère de Moonee, par son profil Instagram. Elle n’était pas comédienne, mais elle a piqué ma curiosité. Et j’ai tout de suite été conquis. Pourtant, elle avait encore moins d’expérience que sa « fille » de cinéma, Brookynn Prince, que j’ai trouvée par le biais d’une agence de casting locale. Elle avait déjà tourné quelques publicités dans la région, et fait un peu de mannequinat. Elle ne venait pas du tout du milieu décrit dans le film.

Là encore, j’ai eu beaucoup de chance. Je commençais à désespérer, la date de tournage approchait, et les candidates que j’avais vues jusque-là n’étaient Mooneequ’à, disons, 80%. J’avais besoin du personnage tout entier. Et c’était elle.

Brooklyn Prince et Valeria Cotto © Yann Rabanier pour Télérama

Comment avez-vous travaillé avec les enfants ?

Je variais les approches, selon les circonstances. Si les gamins étaient d’humeur chahuteuse et qu’on avait du mal à tourner le plan, je ne les laissais pas improviser, on s’en tenait au script. Si certains autres jours c’était plus tranquille, que j’avais du temps, et que je les sentais disposés à expérimenter, je leur laissais plus de liberté. Tout dépendait aussi des enfants eux-mêmes.

Malgré son jeune âge, Brooklynn était par exemple capable de tenir compte des indications, au quart de tour, sans se laisser distraire, sans me regarder, ou bien, à l’inverse, de faire travailler son imagination. Et quelquefois, c’est elle qui m’inspirait des répliques en direct, pendant la prise.

Je me souvient en particulier d’une scène, dans laquelle mère et fille mangent une pizza au lit. D’instinct, Brooklynn s’est essuyé la main sur l’oreiller. J’ai réagi à ce geste, et demandé à Bria de la gronder. Ce qu’elle a fait.Et là, Brooklynn a dit : « C’est mon oreiller, je peux faire ce que je veux ! » Et Bria a embrayé : « Et c’est toi qui vas le laver ? ». Dans ces moments-là, l’improvisation est une danse, à laquelle tout le monde participe.

“‘The Florida Project’est un film volontairement sans musique :le son incessant des rotors d’hélicoptère contribue à lui donner un rythme, un style.”

Vous avez tourné votre précédent film, Tangerine, avec un IPhone, et The Florida Project avec des moyens plus classiques. Comment s’est passée cette transition ?

Tout est question d’adaptation. Je ne construis jamais entièrement mes films à l’avance. Avant le tournage tout est planifié…à 70 %. J’aime laisser les 30 % restants aux accidents miraculeux, aux dons inattendus des dieux du cinéma. C’est plus facile quand on tourne avec un IPhone,beaucoup moins avec une équipe plus importante, une technique plus lourde comme pour The Florida Project.

Chaque imprévu, chaque heure supplémentaire coûte une fortune, ce qui laisse évidemment moins de place à l’expérimentation.Il faut s’adapter, mais les frustrations sont compensées par des moyens plus importants. Tout est affaire de compromis. Et j’ai quand même pu tirer partie du hasard.

Un héliport, très bruyant, s’est installé jusque à côté de l’endroit que nous avions choisi pour tourner. Que faire ? Déménager au dernier moment ? Refaire toute la bande-son en post-production ? Ni l’un ni l’autre. J’ai décidé de prendre en compte cette réalité et de m’en servir, d’en faire un élément du récit.The Florida Project est un film volontairement sans musique, et le son incessant des rotors d’hélicoptère contribue à lui donner un rythme, un style.

Pourquoi avoir choisi de tourner en 35 mm ?

J’aime la qualité organique de l’image, qui n’existe pas dans le numérique. Et le contenu l’exigeait. Je voulais filmer l’été en Floride, capter sa lenteur, son épaisseur. Il n’y avait pas de place pour « l’hyperactivité » du processus digital. Et puis je voulais jouer mon rôle dans la préservation de ce médium.

La menace de mort qui pèse sur la pellicule est sérieuse, les cinéastes doivent en êtreconscients. J’aimerais qu’ils se battent un peu plus pour continuer à l’utiliser. Celadit, je suis dans une position bizarre. J’ai eu du succès avec des supports différents, dont l’IPhone, qui m’a aidé à ne pas attendre d’avoir plus de moyens pour faire des films. Je prêche un peu pour les deux paroisses.

Formellement, je tenais aussi à mettre en valeur l’éclatante palette des couleurs de Floride, en la rehaussant juste un peu, pour placer le public dans un décor où il pourrait partager les perceptions, l’enchantement d’un enfant. Beaucoup d’œuvres qui traitent de la pauvreté sont visuellement froides. Même si je peux parfois apprécier cette esthétique, elle n’était adaptée ni au lieu, ni à l’histoire de The Florida Project. Je ne voulais pas représenter le sujet de manière moins chatoyante, sous prétexte que l’intriguese passe dans un milieu défavorisé.

Le film a un aspect universel. Tout le monde a eu une enfance. Il s’agissait de recréer ces instants magiques, cette attitude, cette énergie, cet humour qui caractérise cette période de la vie. Pourquoi une fillette qui vit dans la pauvreté, tout près d’une capitale mondiale du tourisme, dans l’ombre de l’industrie du divertissem*nt, ne pourrait-elle pas en jouir, elle aussi ?Hollywood, et le cinéma américain en général, a trop longtemps cantonné certaines catégories sociales au mélo. C’est injuste.

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